Extrait
Un extrait pour découvrir "Jour Clair"...

Printemps 2015
Paris s’était transformé en souvenir.
La capitale des Gaules avait repris ses droits. Le nouveau gouvernement avait installé sa commanderie place Bellecour, à l’épicentre de la résistance Gaullienne – un pied de nez à la liberté. En dehors de l’aspect symbolique, Lyon était la seule ville qui tenait encore debout. Son réseau ferré était intact, son métro praticable. Les habitants avaient été de nouveau autorisés à se déplacer ; les laissez-passer n’avaient plus court. L’État avait opté pour une surveillance plus radicale « le taggage », un système d’identification sophistiqué permettant une géolocalisation permanente. Le gouverneur, comptable de la mise en œuvre du procédé, avait laissé échapper lors d’un entretien : « Ce ne sont plus des citoyens, mais des pigeons tagués déjà bien contents d’être vivants ». Le sens de la mesure s’anémiait, la parole se libérait – le cynisme populiste s’exprimait sans filtre.
La campagne de taggage avait débuté samedi 7 mars. Les Lyonnais avaient été invités à se rendre sans délais, au parc de la Tête d’Or transformé pour l’occasion en centre de « traçage géant ». Les ménageries avaient laissé la place à d’immenses barnums qui s’étendaient sur l’ensemble du parc. Les animaux avaient disparu ; selon la rumeur, ils avaient été abattus, peut-être même mangés. Des panneaux lumineux jalonnaient le parcours menant à l’identification : Espace N°1 Contact, les habitants pris en charge par une escouade de policiers, déclinaient leur identité, étaient photographiés et dirigés vers : Espace N°2 Infirmerie, le lieu du taggage. Là, une armée de blouses blanches prenait le relais et flanquait aux esprits résignés, un minuscule circuit imprimé à la base de la nuque.
À mesure du temps, le derme finissait par digérer cet élément exogène et le « tagué » devenait, selon les autorités, détectable à vie. Toute tentative d’automutilation déclenchait invariablement une alerte, et les forces spéciales d’intervention déboulaient en moins de dix minutes. C’était dissuasif, efficace, effrayant. L’État avait omis de préciser aux tagués la nature éphémère du circuit imprimé. Au bout de six à neuf mois, l’artefact devenait inactif. Cependant, l’effet de se savoir « fiché » écartait toute velléité de rébellion – les représailles étaient telles que les citoyens s’autocensuraient : leurs esprits devenus calleux n’envisageaient pas la dissidence.
Le gouverneur avait appliqué une méthode psychologique mise au point par des chercheurs plusieurs années auparavant. Cette étude avait eu comme objectif de démontrer l’état de résignation. Le principe était simple. Pour l’expérience, les scientifiques avaient sélectionné deux poissons de catégories différentes : un prédateur et une proie ; ils les plongèrent dans un aquarium séparé en deux parties égales par une plaque de verre. D’un côté, un poisson rouge commun et de l’autre, un carnassier, un Oscar Astronotus Ocellatus. Ils observèrent. Dans les premières heures de l’expérimentation, l’Oscar n’eut de cesse de vouloir dévorer le poisson rouge ; mais à chaque tentative, le carnassier se cognait invariablement la tête contre la plaque de verre : effrayé, le poisson rouge se réfugiait dans les espaces les plus retranchés. L’expérience se poursuivit un long moment. Après plusieurs tentatives, l’Oscar de guerre lasse, se résigna. Le poisson rouge était devenu inaccessible. Le désir du prédateur demeurait intact, mais son cerveau lui indiquait la fin du jeu. Il n’arriverait jamais à le manger ; il abandonna. Les chercheurs enlevèrent la frontière invisible représentée par la plaque de verre et là, le phénomène observé fut révélateur. Le poisson rouge et l’Oscar cohabitaient. Plus besoin de garde-fou, l’Oscar avait abdiqué. Le prédateur s’était soumis.
L’expérience sur l’être humain arriva, à quelques détails près, aux mêmes conclusions. Après plusieurs semaines, la population s’était inclinée – tag efficient ou pas.
Pourtant, ce soir de printemps 2015 vers dix-huit heures, à l’heure où les actifs rentrent du travail, où le métro ressemble à une boîte de Pétri ; un jeune homme dégingandé agissait avec désinvolture. Il se positionna au milieu de la voiture, en compensant tant bien que mal le tangage de la rame par des mouvements de bassin contrôlés ; sortit sa guitare de son étui, actionna son ampli Vox de 20 watts, mit le volume sur 8. Pour attirer l’attention, il flanqua un violent coup de pied dans le Vox : l’effet de la spring reverb émit un bruit strident de tôle rouillée frappée à coups de marteau. La lumière glaciale fonctionnant par intermittence dans le wagon, ajouta à la scénographie une dimension fantomatique inattendue. Des têtes se tournèrent, d’autres se baissèrent présageant de la suite. Le musicien fixa son auditoire, introduisit le jack 6.35 dans sa guitare, et appuya sur le bouton Overdrive de l’ampli. Il se saisit de son médiator, plaqua un accord de Mi rageur en balançant son bras de gauche à droite et laissa le son se prolonger au gré du larsen. Les tympans du public dégustèrent. Il lissa ses cheveux, les attacha en queue-de-cheval, et entonna Do I like them, une chanson culte – un hymne. Il fallait être inconscient pour chanter un truc pareil. Depuis « l’affaire », ce chant était proscrit, considéré comme séditieux, une atteinte à la sécurité nationale : une ode à la révolte.
Bernie n’en revint pas, deux ans qu’il ne l’avait pas entendu – la dernière fois datait du 13 février 2013, à Séoul. Depuis, plus rien. Fasciné, il fixa le musicien, le remercia du regard tout en le priant silencieusement d’arrêter sur le champ avant l’alerte. Le jeune homme ne perçut pas l’intention, il semblait s’en moquer, les conséquences importaient peu ; imperturbable, il continua. Le métro marqua l’arrêt à la station Charpennes, la police ferroviaire déboula dans la rame, Tonfa à la main. Un policier commença à frapper le musicien sans retenue. Personne ne réagit. Il était évident qu’au moins une personne l’avait dénoncé. Il y avait dans cette voiture un délateur. Sans conteste, un message avait été envoyé depuis la rame sur le 697POLICE. Tout ça pour quoi ? À cause du bruit ? La trouille ? Probablement par lâcheté, la peur d’une arrestation arbitraire. Un officier n’aurait pas hésité à arrêter et rosser un voyageur au hasard pour non-dénonciation. C’était ça le pouvoir en place.
Poissons rouges, Oscars : tous étaient résignés et soumis.
Bernie, comme les autres, était terrorisé, vissé sur son siège, immobile. Au moment où les policiers embarquèrent le musicien, une partition s’échappa de sa housse de guitare. Dans un sursaut, Bernie s’en saisit. Une étincelle scintilla dans ses yeux. Il dissimula prestement la feuille dans sa veste. Le faisceau de la torche d’un policier vint chercher son regard : il ne bougea pas ; aveuglé, glacé. Le policier marqua un temps, balaya une dernière fois l’intérieur de la rame d’un rai agressif et quitta la voiture.
Le métro fut happé par le tunnel. Noir.